Les changements dans l’écriture manuscrite et l’expression faciale sont parmi les principaux marqueurs de maladies neurodégénératives telles que l’’Alzheimer et le Parkinson. Ces signaux moteurs, à la fois subtils et révélateurs, fournissent un aperçu précieux du développement de ces pathologies, à condition de les déceler.
Les thèses menées par Jana Sweidan et Anas Filali Razzouki, sous la direction de Mounim El-Yacoubi, Professeur à Télécom SudParis, portent justement sur l’utilisation de ces signes comportementaux comme indicateurs pour la détection précoce des maladies neurodégénératives. En analysant des écrits réalisés sur tablette ou des vidéos captant les mouvements du visage, ces travaux – conduits avec des hôpitaux parisiens – parviennent à capter les premiers troubles, souvent imperceptibles à l’œil nu du développement de ces maladies. Ils ouvrent la voie à une approche plus précise, personnalisée et, surtout, préventive du diagnostic des pathologies neurodégénératives, favorisant ainsi une détection avant l’apparition des symptômes cliniques les plus visibles.
Écrire pour diagnostiquer : ce que révèle le stylet
Assez tôt dans le développement de la maladie d’Alzheimer, l’écriture manuscrite change : perte de fluidité, irrégularités motrices… Si ces altérations ne précèdent pas toujours le diagnostic clinique, elles constituent – lorsqu’elles sont analysées à l’aide d’outils numériques avancés – des indices comportementaux utiles pour orienter des investigations complémentaires.
C’est sur cette hypothèse que la doctorante Jana Sweidan, en partenariat avec le service de gériatrie de l’hôpital Broca, a constitué une base de données à partir d’écritures manuscrites réalisées sur tablette électronique. Les personnes ayant participé à l’étude – toutes âgées de plus de 60 ans, qu’elles soient atteintes par la maladie d’Alzheimer, en bonne santé ou en situation de diagnostic incertain – ont été invitées à réaliser des tâches standardisées : copier un extrait du « Petit Prince », dessiner des spirales, remplir un chèque, ou encore tracer des séries de lettres « l ».
Mieux qu’une caméra, qui n’offrirait qu’une image fixe du tracé, la tablette enregistre les coordonnées, la pression, la vitesse, l’accélération, et même la trajectoire du stylet électronique dans l’air lorsqu’il ne touche plus l’écran, « du moment que le stylo est à un centimètre de la surface », précise Mounim El-Yacoubi. « C’est un paramètre intéressant car le mouvement aérien peut refléter l’hésitation d’un patient atteint d’Alzheimer, notamment quand il cherche un mot qu’il a oublié. » Ces données dynamiques permettent de modéliser une écriture vivante, où chaque hésitation, chaque ralentissement, chaque tremblement devient une information.
Les signatures de la maladie
Un réseau de neurones dit « convolutif » est ensuite entraîné sur ces données pour distinguer les écritures des personnes « contrôles » de celles atteintes par la maladie d’Alzheimer à différents stades. Si le modèle se révèle particulièrement performant, il lui manque néanmoins un élément essentiel dans une perspective clinique : l’explicabilité.
Jana Sweidan a alors mobilisé plusieurs méthodes pour comprendre quels sont les critères qui influencent les prédictions du modèle, notamment à travers l’analyse des séries de lettres « l ». « Les personnes atteintes d’Alzheimer ont tendance à écrire plus lentement et à produire des boucles plus petites », indique Mounim El-Yacoubi. « C’est une tendance générale, mais il existe beaucoup de variations individuelles. » Certaines irrégularités – arrêts soudains, inflexions brusques – apparaissent même dans des tracés apparemment fluides. « Dans un de nos cas par exemple, l’écriture semble normale, mais à un moment, la personne change brutalement de direction, ce qu’on ne retrouve pas chez les sujets témoins. »
La mémoire en boucles
Au-delà de la caractérisation des tracés individuels, Jana Sweidan a aussi observé la variabilité des styles d’écriture produits par chaque personne. Elle a ainsi segmenté l’ensemble des lettres « l » écrites par les différents participants selon leurs caractéristiques morphologiques (amples, petites, fluides, fragmentées…), chaque boucle devenant alors une unité d’analyse. Les clusters obtenus sont caractéristiques pour certains d’un profil sain ou d’un profil pathologique, mais les frontières ne sont pas étanches.
Il y a chez certaines personnes atteintes de la maladie des profils résilients, qui conservent une écriture soignée et rapide, souvent en lien avec une pratique antérieure régulière de l’écriture. À l’inverse, des sujets considérés comme « contrôles » présentent parfois des styles d’écriture dégradés. « Chez ces personnes, on parle de ‘troubles cognitifs légers’ : elles ne sont pas diagnostiquées Alzheimer, mais ont une probabilité plus élevée de développer la maladie », explique Mounim El-Yacoubi. « Ces observations peuvent encourager à aller consulter un professionnel de santé, même si, dans certains cas, ces traits restent stables ou sont liés à d’autres facteurs », précise le chercheur. Cette complexité rend d’autant plus cruciale l’analyse conjointe de plusieurs boucles, et surtout, la comparaison des distributions intra- et inter-individuelles.
Des visages qui parlent
Dans la maladie de Parkinson, l’écriture est également altérée. Mais dans les travaux menés par Anas Filali Razzouki, c’est une autre dimension motrice qui est étudiée : les muscles faciaux. L’hypomimie – réduction des expressions du visage – est un symptôme très précoce de la maladie mais difficile à objectiver et à quantifier à l’œil nu. Face à cette limite, le doctorant a mené un protocole original à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière : filmer des personnes atteintes de la maladie de Parkinson et des personnes « contrôles » pendant qu’elles s’expriment librement ou répètent certaines syllabes, puis analyser la différence de mouvement des visages grâce à des algorithmes de vision par ordinateur. Chaque vidéo tournée avec une caméra de 24 images par seconde fournit plus de 1 000 images par personne qui servent ensuite de données d’entrée pour des modèles de machine learning.